Couverture de la supply chain : les assureurs jouent les équilibristes

La supply chain est à la croisée des branches assurantielles. Sa couverture est donc un casse-tête avec, au choix, un patchwork de garanties issues de différentes polices ou une solution globale, mais coûteuse, qui peine à trouver son public.
L’assurance de la supply chain s’intéresse à la façon « dont une entreprise peut couvrir les pertes financières liées à la rupture d’une chaîne d’approvisionnement », résume d’emblée Laurent Vaslin, chargé de clientèle grands comptes chez l’assureur Zurich. Et comme une part de plus en plus importante de la profitabilité de l’entreprise dépend du bon fonctionnement de cette chaîne, la couverture de la supply chain est devenue un enjeu majeur pour l’assurance. « Il y a deux façons d’aborder la supply chain. Soit on couvre la globalité de la chaîne en laissant une ligne de conservation du risque assez importante à l’industriel, dimensionnée en fonction de sa capacité financière et l’assureur ne couvre alors que le risque extrême (ndlr : c’est le cas de Zurich, voir encadré, p. 42). Soit on identifie les produits stratégiques et on ne couvre que les maillons de la chaîne les plus exposés. Cette solution n’est pas la plus satisfaisante pour l’industriel, car elle n’est pas globale, mais elle est la stratégie la plus adaptée aux chaînes d’approvisionnement complexes », expose Frédéric Jousse, directeur du pôle logistique pour le courtier Bessé. La majorité des intervenants composent donc des couvertures avec des garanties issues de différentes polices.
Des carences en cascade
La clef de voûte de l’ensemble est la garantie perte d’exploitation, subordonnée à la souscription d’une police dommages aux biens. Elle a pour objet de remettre l’entreprise dans la situation financière qui aurait été la sienne en l’absence de sinistres pendant la période de son indemnisation. Il est possible d’y ajouter des extensions de garanties pour les carences. Dans l’ordre d’apparition et d’appétence du marché, on retrouve : les carences de fournisseurs ; de service (pour les ruptures d’alimentation en électricité gaz, eau, vapeur après un dommage matériel) et de clients. Cette dernière extension de garantie a été évoquée lors des tremblements de terre d’avril dernier au Japon, devant l’émoi des équipementiers qui craignaient de voir les usines des constructeurs automobiles touchées, ce qui aurait paralysé par ricochet toute la chaîne de fournisseurs. Frédéric Durot, directeur technique dommages chez Gras Savoye, incite donc les assureurs à ne pas omettre les carences de clients car « cela va dans le sens de l’histoire d’avoir une vision à 360° ». Toutefois cette extension de garantie, vulgarisée au milieu des années 2000, est délicate à souscrire, car le rapport de force n’est pas évident entre les entreprises et les assureurs. Il peut notamment y avoir des problèmes de conflit d’intérêt et de concentration (il y a moins de clients que de fournisseurs). Elle provoque également moins de pertes financières « du fait des capacités de résilience importantes de la chaîne en aval avec, par exemple, l’écoulement des produits sur un autre marché », notait l’Apref, association françaises des réassureurs, en février 2013. Concernant le cas particulier de la rupture dans l’approvisionnement d’une filiale d’un groupe industriel (côté production ou distribution), couverte par la même police, le marché parle de carence interne ou d’interdépendance et peut appliquer une sous-limite spécifique. Mais ces extensions de garantie ne suffisent pas pour couvrir l’ensemble des risques de la supply chain.
L’entrelacement des branches
La branche transports est également au cœur du risque, ajoutant encore un degré de complexité à sa couverture. « Sur le sinistre de Tianjin, il n’a pas été facile de dénouer les fils entre les couvertures des polices locales et masters, entre la branche cargo et la branche dommages », observe ainsi Matthieu Caillat, directeur adjoint de la souscription chez Axa Corporate Solutions. L’assurance transports ne couvrait traditionnellement que les dommages matériels aux marchandises, mais elle s’adapte aux nouveaux enjeux des entreprises. L’un des événements qui a le plus fait évoluer les garanties supply chain de cette branche est la grève des dockers de Los Angeles en 2012. Un port où transitent plus de 40 % des marchandises américaines en provenance et à destination de l’Asie. Or les marchandises ont été bloquées ou détournées pendant le mouvement social. « Sous l’impulsion des courtiers, les assureurs acceptent désormais de couvrir, dans un cadre défini, les pertes financières, qu’elles soient consécutives ou non à un dommage », explique Marie-Laure Tournebize, directrice technique du département maritime et transport de Gras Savoye. La chaîne d’approvisionnement implique aussi des risques politiques, cyber, ou des atteintes à l’image de marque. Autant de problématiques récurrentes pour les entreprises que les assureurs manient avec précaution. « Quand on tire le fil de la supply chain, on retrouve toutes les branches de l’assurance », souligne Frédéric Jousse chez Bessé. Mais les limites d’assurabilité sont nombreuses.
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Couvrir tous les risques
- Qui ? Zurich
- Quelle capacité ? 100 M$ (Europe et USA). La couverture du risque supply chain reste une niche (10 M$ de primes en janvier 2016 pour l’Europe et les USA), mais Zurich explique avoir de plus en plus de demandes, quelle que soit la taille de l’entreprise.
- Quel positionnement ? L’approche initiale était du « tous risques sauf » en déconnectant la prise de garantie du type d’événement. « Mais la tarification était en lien avec la largeur de nos polices. Il est désormais possible de ne pas acheter une garantie, comme celle liée à la solvabilité du fournisseur, et donc de faire baisser le prix du produit », précise Laurent Vaslin, chargé de clientèle chez Zurich. Seuls les fournisseurs critiques sont couverts.
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Couvrir tous les fournisseurs
- Qui ? FM Global
- Quelle capacité ? 1 Md€ avec des sous-limites jusqu’à 250 M€ selon les périls et les zones. 5 M€ pour les pertes d’exploitation sans dommage.
- Quel positionnement ? FM Global se démarque de ses concurrents en proposant la couverture des fournisseurs de rang N. « Même si l’identification des fournisseurs au-delà des rangs 1 ou 2 peut être plus compliquée, il y a une vraie dépendance des entreprises et donc un besoin identifié. Nous gérons notre exposition à travers des sous-limites qui évoluent en fonction de notre connaissance du risque », explique Laurent Wantz, directeur de l’ingénierie chez FM Global.
Laurent Wantz, directeur de l'ingenierie chez FM Global
« Comment identifier un fournisseur-clef ? »
« L’erreur la plus fréquente est de considérer le pourvoyeur du plus gros volume d’achat comme un fournisseur-clef. Or c’est rarement le cas car il s’agit souvent d’un fabriquant de produits de base pour lequel il est donc aisé de trouver une solution de secours sur le marché. Pour identifier un fournisseur-clef, nous conseillons donc aux entreprises de ne pas partir du volume d’achat, mais plutôt des revenus de l’entreprise, afin d’identifier le produit pour lequel une carence de fournisseurs aurait le plus d’impact. Le service marketing peut renseigner, par exemple, sur l’impact en matière d’image de marque. Il est ensuite possible de repérer les composants indispensables, en échangeant avec les services production, puis ceux transmis par un fournisseur unique, en échangeant avec la direction de la logistique. »
Le défi de la perte d’exploitation sans dommage
La perte d’exploitation sans dommage oblige les assureurs à changer de point de vue. En effet, cette garantie étant subordonnée à la souscription d’une police dommages aux biens, elle est habituellement déclenchée par un sinistre matériel. Mais l’Amrae (Association pour le management des risques et assurances de l’entreprise), dans son cahier technique de novembre 2014, a incité les assureurs à évoluer vers la notion d’événement, celle de dommage matériel étant jugée trop restreinte.
En 2015, ce fut au tour de Marsh, via son Business Interruption Center of Excellence d’appeler à la modernisation des couvertures. « Les pertes d’exploitation des entreprises, telles que nous les observons actuellement, ne rentrent plus dans les polices traditionnelles, qui n’ont pas été créées pour répondre à de tels besoins. C’est notamment le cas pour le cadre défini de la perte d’exploitation après dommage, qui est un bon début, mais que nous devons dépasser », explique Caroline Woolley, responsable Emea de la recherche sur les risques et dommages chez Marsh. Pour le simple mois de mai 2016, l’actualité de la supply chain a été marquée par l’incendie en Alberta (Canada), qui a poussé des entreprises, qui n’étaient pas directement touchées mais menacées, à évacuer les lieux. Puis, le mouvement social en France qui a perturbé l’approvisionnement en carburant et le déchargement des marchandises dans certains ports.
Des assureurs prudents
Le besoin ne fait aucun doute, mais le marché reste prudent. « Cette garantie inquiète les assureurs car elle implique des négociations difficiles avec les assurés le jour du sinistre pour exclure ce qui relève, ou pas, du risque d’entreprise. Or les assureurs craignent cette part d’incertitude », observe Frédéric Jousse chez Bessé.
L’une des solutions consiste à placer l’industriel en position de coassureur et d’accepter de ne couvrir que 90, 70 ou 60 % du risque et de revenir à des garanties sur événements dénommés. « Nous nous rapprochons alors d’une politique plus anglo-saxonne de la souscription », précise le courtier. Mais la prise en charge de l’assurance reste coûteuse. « Les garanties couvrant la perte d’exploitation sans dommage, incluant l’insolvabilité du fournisseur, mais aussi le blocage de port, font l’objet de taux de prime de l’ordre de 1 % de la capacité, par fournisseur, relève Frédéric Durot, directeur technique dommages chez Gras Savoye. C’est beaucoup si l’on compare aux taux actuellement pratiqués en moyenne sur les dommages ou les transports, mais c’est en rapport avec l’exposition, le faible facteur de mutualisation et l’absence d’un véritable marché. Ces produits sont proposés par trois ou quatre assureurs, tout au plus. » De surcroît, ces garanties impliquent une plus forte probabilité de survenance, car si la perte d’exploitation après dommages nécessite la conjonction de deux facteurs – l’événement lui-même, une tempête par exemple, et la destruction d’un bien – les pertes d’exploitation sans dommages ne prennent en compte que le facteur événement.
« La fréquence potentielle et la sévérité des sinistres peuvent très vite déséquilibrer un programme », observe Marie-Laure Tournebize, directrice du département maritime et transport chez Gras Savoye. Lorsqu’ils proposent la garantie perte d’exploitation sans dommages, les assureurs cherchent donc à lister les événements et les types de risques qui peuvent mettre en jeu la garantie. Ce type de risque, faute de visibilité suffisante, est donc pour l’instant couvert de façon fragmentée et limitée.
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