Edito : Réveil douloureux

Cette fois, c’est la guerre. Notre président l’a solennellement décrété. Notre quotidien est désormais voilé. La peur s’est installée. Notre avenir s’écrit en pointillés. Nous sommes tous anesthésiés, prisonniers de cet état d’urgence dans lequel nous avons basculé ce vendredi 13 novembre, au moment même où les Eagles of Death Metal, ironie suprême de l’histoire, entonnaient au Bataclan leur hymne libertaire, Kiss the Devil.
Et c’est justement ce qu’ils voulaient, ceux qu’on ne nommera pas. S’attaquer à l’humour, à la douceur de vivre. Nous forcer à abdiquer d’une partie de nos droits fondamentaux. Nous maintenir en perpétuel état d’urgence.
Comme si le comble du luxe, le comble de la liberté étaient justement de pouvoir prendre son temps. Perdre son temps, même. Traîner à une terrasse de café. Écouter du rock paillard. Déambuler une veille de week-end. S’offrir des parenthèses enchantées. Se projeter. Refaire le monde. Résister à tous ces petits états d’urgence qui plombent insidieusement nos vies.
Alors, on aimerait pouvoir prendre le contre-pied. Se dire que la douceur sera notre antidote à leur barbarie, que la bienveillance sera le fruit des massacres qui ont été perpétrés. Que de l’état d’urgence va naître un après plus solidaire, plus fraternel. Que « l’effet 13 novembre », comme en son temps « l’effet 11 janvier », accouchera d’un élan inédit, d’un souffle nouveau. Sauf que, par définition, l’urgence est un état fugace, transitoire, dont il faut sortir au plus vite. Un état tellement hors du temps, hors de tout, qu’il n’y a pas d’antonyme à urgence, dans le dictionnaire. Un état dont une seule issue semble souhaitable : le retour à la normale.
Mais soyons honnêtes, elle était si bien que ça, la normale, si elle a pu servir, au pied de chez nous, de terreau au fanatisme ? Certes, la loi impose désormais de ne plus évaluer notre progrès par le seul prisme du PIB (1), mais de tenir compte, chaque année, de critères mesurant le développement durable et la qualité de la vie – dont les sorties précoces du système scolaire, fortement corrélées aux dérives fanatiques.
Mais c’est maintenant qu’il faut fixer les termes de notre nouvelle normalité. Savoir, par exemple, jusqu’où aller au nom du « pacte de sécurité », puisque, on le sait, l’enjeu est de prendre le mal à la racine. S’interroger, passé l’effet compassionnel, sur ce qui relève vraiment de la solidarité nationale. Ou encore, plus trivialement, se demander ce que vaut une clause dans un contrat quand l’exceptionnel se banalise.
Fatalement, le réveil risque d’être un peu douloureux. Mais cela fera toujours moins mal qu’embrasser le diable.
(1) Loi du 13 avril 2015 sur les nouveaux indicateurs de richesse mesurant « la qualité et la soutenabilité du développement économique ».
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