« Les Français s'installent dans la recherche de protections »
Plus que jamais, le comportement du consommateur fait l'objet de toutes les attentions des entreprises. Le contexte actuel accentue certains traits de caractère typiquement français, ce qui complexifie le rapport au risque et les relations entre assureurs et assurés.
PROPOS RECUEILLIS PAR ANNE LAVAUD

Pensez-vous que la crise actuelle a modifié le comportement des Français ?
Je ne sais pas si c'est la crise, mais il semble que l'épisode que nous vivons depuis 2008 ait accéléré l'émergence de comportements latents. Avant cette date, il y avait déjà des signaux et des problèmes majeurs : crise de confiance, crise de l'autorité, incertitude sur les zones de désir provoquant, chez les Français, des interrogations sur l'utilisation de leur argent.
Parallèlement, et c'est ce qui est fondamentalement nouveau dans cette crise, c'est qu'elle se produit conjointement à l'explosion de la mobilité et des réseaux sociaux.
Quelles sont les conséquences de cette conjonction d'événements ?
C'est purement et simplement le bouleversement de l'ordre économique. La France et les Français sortent d'une période faite de certitudes fondées sur des liens logiques entre travailler, s'enrichir, dépenser et être heureux. C'est le schéma des Trente Glorieuses : on s'enrichit, on redistribue. C'était la spirale vertueuse de l'espoir qui faisait que les parents savaient que leurs enfants seraient plus riches - donc plus heureux - qu'eux.
SON PARCOURS
Dominique Lévy-Saragossi est directrice générale d'Ipsos France. Diplômée de Sup de Co Reims, elle a effectué l'essentiel de son parcours professionnel dans l'univers des études, chez AC Nielsen, Secodip et Carat, où elle a créé une structure d'expertise média marketing. Elle a ensuite dirigé le département médias et publicité de l'Ifop.
- 2002 Elle est nommée directrice associée de TNS Sofres.
- 2010 Elle rejoint Ipsos pour diriger Ipsos Marketing, la plus grande division d'Ipsos en France.
- 2012 Elle prend la direction générale d'Ipsos France.
Dès 1974, cette spirale a commencé à se voiler. Quand on évoque la crise avec nos compatriotes, ils ne la font pas remonter à 2008, mais à plus de quarante ans. Les trentenaires ont l'impression de n'avoir jamais connu de période faste. En revanche, ce qui change aujourd'hui, c'est que pour la première fois, les Français ont le sentiment de vivre la crise de la mondialisation sans vouloir admettre que la France est un pays moyen qui se prend pour un grand et qui n'envisage pas d'être petit.
Est-ce cet écart de perception qui rend les Français si pessimistes ?
Ils sont effectivement terriblement pessimistes. Ils vivent la crise comme une crise de système, avec l'intime conviction que personne n'en réchappera. Un sentiment qui provoque immédiatement une posture de repli, de méfiance et de durcissement. Ainsi, la perte d'emploi est vécue comme un risque bien supérieur à sa réalité au niveau individuel. La violence de ce ressenti a des conséquences majeures, par exemple, dans les relations à la marque, chacun étant convaincu qu'on l'arnaque.
Et lorsque le Français s'interroge sur qui peut l'aider. La réponse est invariablement : personne. Il y a un vrai doute sur le fait que les autorités arriveront à quelque chose. D'où l'idée profondément ancrée, qu'il faut se débrouiller tout seul, ce qui amplifie encore l'individualisme ambiant.
En amplifiant l'individualisme, la crise entraîne-t-elle un regain d'angoisse et une recherche de protection ?
Oui, indéniablement. Les Français s'installent dans la recherche de méthodes de protection : protéger ce qui peut l'être sans compter sur le système de protection public, alors même que la France dispose de l'un des meilleurs au monde.
Parallèlement, la quête de protection change de camp. Avec les réseaux sociaux permettant d'accéder instantanément à une masse de gens et de s'exprimer, les Français avaient déjà trouvé une source d'aide et de référence, un outil de comparaison et un soutien. Ce qui n'avait rien d'anecdotique, puisque cela avait modifié en profondeur les rapports entre les individus et la marque, les individus et les médias, et les individus et le commerce. Le coup d'après, qui est arrivé très vite, c'est la mobilité.
En quoi la mobilité vient-elle perturber davantage les relations avec les consommateurs ?
En voulant accéder à tout depuis n'importe où, les Français recherchent une instantanéité et une ubiquité qui ne fait qu'amplifier l'individualisme. Le consommateur, parce qu'il est méfiant, recherche un produit ou un service qui lui soit parfaitement adapté. Or, sur Internet, il peut rencontrer des profils qui lui ressemblent, savoir comment et ce qu'ils consomment, échanger et prendre des conseils. Lorsque cette recherche est satisfaite on assiste alors à un inversement de la charge de la confiance en faveur du non-professionnel.
Ce que le consommateur faisait il y a encore peu de temps depuis son salon, il le fait désormais de partout depuis son téléphone, ce qui satisfait ses exigences d'immédiateté et d'ubiquité. Tout cela s'opère dans un contexte de réduction des ressources et de durcissement des relations. Résultat : l'Internet mobile devient une arme d'autodéfense aux mains d'un Français méfiant et exigeant.
Estimez-vous qu'il existe encore une place pour la mutualisation, fondement de l'assurance ?
Dans ce contexte, la notion de mutualisation passe très difficilement. On observe même l'inverse, car contrairement à ce que l'on entend, les Français sont prêts à donner des informations les concernant pour accéder au produit ou service qui lui correspond le mieux, mais surtout pour obtenir des avantages. Il n'y a pas de freins de la part des consommateurs, et leur désir d'être reconnus dans leur individualité par les marques est plus fort que leurs craintes concernant la communication d'informations personnelles. Et ce d'autant plus que la multiplication des programmes de fidélisation entretient le fantasme selon lequel le recueil et l'exploitation de ces données sont faciles.
L'Internet mobile devient une arme d'autodéfense aux mains d'un Français méfiant et exigeant.
Paradoxalement à ce courant général, il semble que les Français soient plutôt favorables à la mutualisation de leurs pratiques quotidiennes. Comment l'expliquez-vous ?
En effet, on assiste au refus de la mutualisation abstraite et globalisée, telles que la sécurité sociale, l'assurance chômage, l'assurance en général. Ils renâclent à payer pour celui qui fume et qui a un cancer du poumon... d'autant que chacun d'entre eux se déclare vertueux dans un environnement vicié. Mais si les Français sont contre la mutualisation anonymisée, ils sont plutôt favorables aux pratiques de « co ». Le covoiturage, la colocation, le co-achat... sont des actes de mutualisation choisie, ponctuelle et humanisée. Il s'agit de la relation avec l'autre dans le cadre une transaction maîtrisée.
Quelle est dans ce contexte leur perception du risque ?
Alors que l'individualisme domine, on constate paradoxalement que la notion de risque est calculée sur une notion moyenne et non individualisée. Les Français associent le risque à l'accident : la maladie, la perte d'emploi, le vieillissement. Parallèlement à ces risques, ils ont des sujets d'inquiétude qui nécessitent une certaine prévoyance, par exemple, assurer les études des enfants.
Il ressort clairement qu'aujourd'hui, essayer de se protéger pour l'avenir est une motivation. Leur question est : « Comment faire pour me protéger de cet avenir vécu comme un risque, tout en ayant la conviction que dans 10 ans, l'État sera moins capable d'assumer les protections qu'il assume aujourd'hui ? » Face à cette angoisse très profonde, les Français ressentent l'urgence de se prémunir des risques qui les concernent directement et personnellement.
On assiste au refus de la mutualisation abstraite et globalisée, au bénéfice de microsolidarités choisies, ponctuelles et humanisées.
Cela vous semble-t-il propice à l'assurance ?
Je pense que cette perception globale du risque est plutôt favorable à l'assurance. Mais attention, il y a plusieurs formes d'assurance. Or, on constate l'émergence en France et dans les pays anglo-saxons de l'autoassurance et de la collectivisation du risque. Par exemple, aux États-Unis, il y a un courant qui réunit des personnes qui ne veulent plus souscrire d'assurance santé. Ils utilisent les sommes équivalentes à organiser leur propre prévention en limitant tous les comportements à risques. Ce qui va d'un contrôle strict de l'alimentation, à la pratique du sport, mais également à la limitation de trajet à vélo en ville, etc.
En France, on observe un intérêt pour les systèmes de microsolidarité et la renaissance de la tontine surtout au niveau des catégories populaires, ethniques ou de groupes professionnels. C'est une façon de réinventer des formes de mutualisation qui répondent aux critères des consommateurs : limité, choisi et maîtrisé. D'ailleurs, ces adjectifs correspondent parfaitement au livret A et à l'assurance vie qui constituent en réalité la première autoassurance des Français.
La situation telle que vous la décrivez, vous semble-t-elle immuable ?
En France, pays déterministe s'il en est, tout est exacerbé, en raison d'une faible culture du risque et de l'économie. La France est l'un des pays au monde où l'on comprend le moins le rapport entre le risque et le gain potentiel, ce qui complexifie d'ailleurs considérablement le rapport à la défiance. Autant de caractéristiques qui amplifient le climat général et qui laissent supposer que tout cela n'est pas prêt de changer.
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