Marie-Anne Frison-Roche (IEP Paris) : «L'Europe développe enfin une culture commune de la régulation»

Marie-Anne Frison-Roche a fondé la doctrine du droit de la régulation en France. Auditionnée par le Sénat sur la réécriture du droit répressif financier au début de l’année, elle livre à L’Argus ses réflexions sur les principes directeurs qui devraient présider à toute régulation économique.

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Marie-Anne Frison-Roche (IEP Paris) : «L'Europe développe enfin une culture commune de la régulation»
Marie-Anne Frison-Roche Professeur de droit économique à l’Institut d’études politiques de Paris et directrice du Journal of Regulation

Quelle est la mission d’un régulateur ?
Tenir à long terme, dans un secteur économique qui le justifie, un équilibre instable entre le principe de concurrence et d’autres principes. C’est l’acte même de « réguler ». Si cette exigence dépasse le souci de pallier une défaillance technique de marché et relève du souci de l’intérêt général, la régulation devient alors une action de nature politique. Par exemple, lorsque, aux États-Unis, le président Barack Obama développe le principe de la « neutralité du Net », relayé par la Federal Communication Commission (FCC) à l’automne 2014, c’est bien d’une volonté politique dont il s’agit, d’une certaine conception a priori de la façon dont l’Internet doit se construire. Dans un second temps, les régulateurs mettent en œuvre techniquement les choix politiques antérieurement arrêtés. Ils le font avec « autorité », c’est-à-dire avec la confiance des opérateurs du secteur sur lesquels ils doivent avoir prise.

En présence d’un acte de régulation, la première question à se poser est donc de savoir si l’on a affaire à une règle politique ou technique. En effet, le régulateur est et doit demeu­rer un technicien, un expert. C’est ce qui lui donne sa légitimité. S’il s’immisce dans la décision politique, il prend le risque non seulement de perdre l’écoute de son secteur, mais aussi de perdre sa légitimité, car le régulateur n’est pas élu et doit demeurer en distance par rapport au secteur. C’est notamment le cas lorsqu’il exerce un office juridictionnel, mais le principe d’impartialité est plus général. Or, le régulateur est sans cesse observé : une décision qui paraît peu justifiée techniquement, qui paraît « politique », peut suffire à saper de fait son « autorité ».

SON PARCOURS

Major de l’agrégation des facultés de droit en droit privé et sciences criminelles en 1991.
  • 2000 Professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Paris (Sciences Po).
  • 2002 Fondatrice et directrice de la chaire Régulation à Sciences Po.
  • 2003 Codirectrice du DESS Droit et Globalisation économique, Sciences Po- université Panthéon-Sorbonne (Paris-I).
  • 2004 Fondatrice et directrice du master de droit économique à Sciences Po.
  • 2006 Créatrice et directrice scientifique du Concours d’arbitrage de Paris de la chaire Régulation de Sciences Po.
  • 2010 Créatrice du Journal of Regulation.

Comment un régulateur devient-il légitime auprès des marchés sur lesquels il exerce son autorité ?
Un régulateur n’est pas élu et n’a d’ailleurs pas à l’être. Son existence a avant tout pour finalité de construire le secteur, de le pérenniser et d’en favoriser le développement, par les pouvoirs qu’il exerce sur lui. Cela ne peut se faire sans la confiance des entreprises qu’il agrée, contrôle et sanctionne. En conséquence, ses décisions techniques doivent être prises en toute transparence. Il faut qu’il motive ses décisions, particulières mais aussi générales. Le régulateur doit s’appliquer à lui-même la transparence qu’il exige des opérateurs. Le secret ne sied à personne, et le juge est là pour le rappeler à chacun, régulateur compris. L’on remarque que le Conseil d’État, la première de nos « autorités administratives indépendantes », dont le rôle est central dans le système français de régulation, rend désormais accessibles sur son site ses avis au gouvernement, qu’il conseille à propos des projets de lois dans le cadre de sa fonction non contentieuse. Cette méthode est mise en œuvre une première fois avec le projet de loi relatif au renseignement, actuellement en discussion devant le Parlement.

En outre, les marchés ne veulent pas d’un régulateur arrangeant ou laxiste, ce qui, à terme, peut se retourner contre les acteurs eux-mêmes. Pour ceux-ci, l’essentiel est de connaître la règle, qu’elle soit stable dans son application et qu’ils soient traités par le régulateur sur un pied – ferme – d’égalité. C’est là aussi qu’intervient la crédibilité, voire le charisme des personnalités qui incarnent une « autorité » de contrôle, qu’elle soit de régulation (comportements de marché) ou de super­vision (des opérateurs, de leur structure et de leur gouvernance). L’on a pu ainsi constater combien Jean-Claude Trichet avait su imposer ses décisions en tant que gouverneur de la Banque de France de 1993 à 2003, puis comme président de la Banque centrale européenne (BCE) de 2003 à 2011. Ou encore Danièle Nouy, présidente du conseil de supervision de la BCE depuis le 1er?janvier 2014 et ancienne secrétaire générale de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), qui n’est pas une tendre. Pour autant, le respect du secteur financier leur est acquis. Au final, c’est bien le secteur régulé qui légitime son autorité de contrôle. Et à l’inverse, les acteurs ont les moyens de broyer ou d’effacer leur régulateur si celui-ci n’est pas crédible.

« Au final, c’est bien le secteur régulé qui légitime son autorité de contrôle, ou broie le régulateur s’il n’est pas crédible. »

Que pensez-vous de leur pouvoir normatif ?
La question de la force juridique des décisions du régulateur, au sens formel, ne se pose pas vraiment. Dès l’instant où il « parle », au sens propre, le régulateur est « entendu ». Gérard Rameix, qui préside l’Autorité des marchés financiers (AMF), a coutume de dire dans ce cas que « ça vaudra loi ». Le Conseil d’État a loué l’efficacité du « droit souple », ce qui est la même chose. C’est la puissance du discours de celui qui « fait impression », effet naturel sur des marchés qui fonctionnent d’une façon auto-observée. Pour ma part, j’approuve cette conception dès lors que la question de la légitimité de l’autorité qui s’exprime ne se pose pas, ce qui sera le cas si le régulateur demeure dans son cadre technique et qu’il ne prend pas la place du politique, demeurant l’expert réactif qui tient le secteur et l’aide à conserver son intégrité.

En ce qui concerne les textes normatifs, il faut opérer une distinction entre ce que les acteurs demandent par eux-mêmes et la production bureaucratique en provenance de l’Union européenne. Ainsi, le secteur de la banque a manifesté son vœu d’avoir des règles strictes et non du droit souple (soft law) lors des discussions qui ont suivi la crise finan­cière de 2008. La construction par les institutions européennes de l’Union bancaire européenne a rencontré la vision à moyen et long terme de la pérennité des organisations des entreprises. En revanche, je ne suis pas favorable à la multiplication des normes technocratiques, qui ne sont pas des actes de régu­lation, qui partent dans tous les sens, dont l’application devient coûteuse et aléatoire, faute, notamment, d’interrégulation, sans injecter de la sécurité dans le futur et sans aider au développement économique. Dans ces cas, l’on se met à regretter l’efficacité de la simplicité, c’est-à-dire le principe hiérarchique et la centralisation, bref, l’État.

À quoi sert la sanction du régulateur ?
Il est absolument nécessaire qu’une autorité de régulation soit dotée d’un pouvoir de sanction, sans lequel son pouvoir général serait sans consistance, car il y a un continuum entre ses pouvoirs ex ante (agrément, contrôle, etc.) et ses pouvoirs ex post (sanction, composition administrative, etc.). Mais les sanctions que prend un régulateur doivent être étroitement corrélées à la finalité pour laquelle il a été institué. Autrement dit, la sanction doit servir le secteur économique dans lequel l’opérateur sanctionné agit. Par exemple, la sanction infligée par un régulateur financier est un outil objectif de régulation financière, parmi d’autres. Or, dans notre droit, subsiste une confusion entre la sanction infligée par l’autorité de régulation (AMF) ou de supervision (ACPR) et la sanction pénale, sanctions qui pouvaient se cumuler pour des mêmes faits. Un premier coup d’arrêt à cette situation critiquable a été apporté par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) dans la décision « Grande Stevens » du 4 mars 2014. Dans cette affaire, l’Italie a été condamnée parce que son droit prévoyait la possibilité de sanctionner deux fois la même personne pour un même fait, à travers une infraction boursière et un manquement administratif.

« Je ne suis pas favorable à la multiplication des normes, qui ne sont pas des actes de régulation et dont l’application devient coûteuse et aléatoire. »

En France, le 18 mars 2015, dans la décision dite « EADS », le Conseil constitutionnel a suivi une interprétation analogue, pour décla­rer contraire à la Constitution la poursuite au pénal pour délit d’initié de personnes à propos desquelles la Commission des sanctions de l’AMF avait posé qu’il n’y avait pas lieu de poursuivre en raison des faits. Ainsi, à travers cette question du cumul dans les textes du manquement d’initié (assorti d’une répression administrative par le régulateur) et du délit d’initié (assorti d’une répression pénale par le tribunal correctionnel), le Conseil constitutionnel a abandonné son affirmation précédente selon laquelle les sanctions administrative et pénale étaient « par nature » différentes, ce qui, antérieurement, permettait toujours tout cumul, sous réserve du respect du principe de proportionnalité.

Quelles sont les conséquences des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme et du Conseil constitutionnel ?
Il faut repenser toute la construction du droit administratif répressif financier, qui s’est faite historiquement par transposition du droit pénal financier. C’était une méthode législative par « décalque » que les juges européens et constitutionnels ne laissent plus passer. Il ne faut pas le déplorer, car il est plus juste et efficace de mieux distinguer répression pénale et répression administrative. En effet, pour réguler les marchés, le régulateur utilise son pouvoir de sanction avec des charges de preuve moins lourdes. Les présomptions sont largement utilisées, et les fautes sont le plus souvent objectivement définies. Cela n’est pas critiquable, car le secteur doit être protégé, l’ordre public économique le requiert et le principe d’efficacité prime.

En droit pénal, ce principe d’efficacité, qui renvoie souvent à « la fin qui justifie les moyens », ne peut pas faire plier la protection due à la personne poursuivie, tandis que les peines encourues peuvent être lourdes. Mais le droit pénal doit frapper des comportements également plus graves. Ce qui n’est plus le cas dans notre droit, puisque notre législateur a décalqué les manquements boursiers des délits boursiers. C’est là où est la faute originelle : d’avoir fait sortir les manquements administratifs « tout casqués de la cuisse du droit pénal », alors qu’ils sont d’une autre nature.

Devant le juge répressif, il faut davantage caractériser l’intention délictuelle, voire criminelle, les droits de la défense doivent être pleinement respectés. Il faut remettre sur le métier du législateur le droit pénal boursier pour que celui-ci laisse au régulateur le droit administratif répressif, outil parmi d’autres outils de régulation, et que lui correspondent des faits plus graves, renvoyant à des intentions dolosives, affectant le groupe social et méritant des peines plus lourdes, comme la prison. Les faits et la sévérité étant distincts, le cumul ne posera plus problème. Une réforme d’ensemble visant à différencier les incriminations est donc nécessaire.

En janvier, vous avez été auditionnée par le Sénat pour contribuer à cette réflexion. Où en sont les travaux ?
Tout le monde y réfléchit, le gouvernement, les régulateurs, mais aussi les organisations professionnelles concernées, et c’est très bien ainsi. Il faut reconnaître que la ligne de crête est fort étroite. En effet, je crois que si l’on ne revient pas aux fondements même du système répressif, à savoir la différence de finalité des sanctions, si l’on essaie de trouver un arrangement procédural, ou si l’on ne trouve qu’une solution sur le manquement d’initié-délit d’initié en se disant que l’on passera entre les gouttes d’un prochain contentieux, nous reculerons pour sauter dans le vide plus tard. Ainsi, tous recherchent des solutions, la question étant de savoir si l’on se décide à reprendre la ligne de partage de la répression économique et financière à la base, entre des incriminations qui sanctionnent des intentions de mal faire (le délit) et des manquements qui détériorent le système (le manquement), ou si l’on rapièce notre droit au fur et à mesure que les juges le détruisent.

« Il faut repenser toute la construction du droit administratif répressif financier, qui s’est faite par transposition du droit pénal financier. »

Avez-vous un commentaire sur la décision du Conseil constitutionnel du 6 février qui a protégé le portefeuille de contrats d’assurance au nom du droit de la propriété ?
Cette décision du 6 février 2015 concernant la Société mutuelle des transports Assurances, est très importante. Tout d’abord, commence à se constituer en France un véritable droit constitutionnel économique. À travers une question prioritaire de constitutionnalité, il s’agissait d’apprécier le pouvoir que l’ACPR peut exercer au titre de la « résolution ». Le Conseil constitutionnel respecte l’esprit du droit de la régulation, c’est-à-dire confronte la finalité du mécanisme de résolution avec le droit de propriété, nécessairement heurté par la disposition législative en cause, qui permettait le transfert d’office d’un portefeuille de contrats d’assurance. Le Conseil relève que le pouvoir de l’ACPR d’opérer un tel transfert a pour finalité de conserver le droit des assurés et la stabilité du marché. Il adopte donc une interprétation téléologique des textes, et, à ce titre, il admet une telle atteinte au droit de propriété dont les assureurs sont titulaires et qu’un tel transfert d’office de portefeuille de contrats d’assurance contrarie. Il l’exclut au regard de la légitimité que sont la stabilité du marché et la pérennité des droits des assureurs eux-mêmes, mais il estime que la mesure adéquate pour que soit sauvegardé le droit de propriété sans que soient compromises les missions confiées à l’ACPR aurait dû consister pour la loi à offrir à l’assureur de procéder lui-même à la cession de tout ou partie de son portefeuille. Faute de l’avoir fait, la disposition contrarie la Constitution. Cette décision est remarquable, car nous avons besoin d’un droit constitutionnel puissant, protecteur de la liberté d’entreprendre, de la liberté contractuelle et du droit de propriété, de la même façon que nous avons besoin de régulateurs indépendants et dotés de tous les pouvoirs nécessaires pour remplir leurs missions au regard des fins fixées par la loi. Pas moins, mais pas plus. Ici, dans le cas le plus extrême puisqu’il s’agit de la préservation du marché lui-même par la résolution, ce principe est rappelé.

Quels sont les enjeux internationaux sur ces questions ?
La construction de l’Union bancaire européenne, notamment dotée d’un mécanisme de supervision, est une illustration remarquable de ces enjeux colossaux. L’Europe peut se faire sur l’Union bancaire, c’est formidable ! C’est aussi assez inattendu, dans une Europe qui n’arrivait pas jusqu’ici à dépasser le seul droit de la concurrence. Il faut se féliciter d’une façon générale de cette initiative européenne, presque herculéenne, passée quasiment inaperçue, alors que depuis 2010, sont sortis de terre les régulateurs européens, les traités de stabilités, les mécanismes divers et contraignants, etc. L’Europe développe enfin une culture de la régulation, qui vient en équilibre de la culture de la concurrence. D’autant plus que les textes des directives et règlements européens sont plus clairs, mieux articulés et plus faciles à lire que, par exemple, les textes américains. Merci la crise financière, à quelque chose malheur est bon !

Au-delà de l’Europe, sur des sujets comme l’eau, l’énergie, l’agriculture, le monde a besoin de régulation (en Afrique, Asie ou Amérique du Sud en particulier). Pour les États, il s’agit de faire primer leurs conceptions sur des pans entiers d’une économie mondialisée et, au final, de préserver leur influence économique. Dans ce contexte, prime est donnée à l’acteur public, qui a des idées appuyées sur une vision globale. Il faut davantage regarder les grandes masses. Par l’Union bancaire, l’Europe vient de montrer qu’elle en est capable. Dans cette compétition entre États, il faut reconnaître que les Anglais sont habiles à manier le droit de la régulation. Ils influencent beaucoup les règles communautaires et internationales. La France pourrait le faire tout autant, sa tradition de l’État l’y conduirait, notamment si le couple Allemagne-France avançait avec davantage de force et d’unité, dans une conception commune de la régulation.

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