L’obligation pour la victime de minimiser son dommage : faut-il une réforme législative ?

Arcboutée sur ses principes, la jurisprudence de la Cour de cassation reste sourde à ce que la victime soit tenue de diminuer son dommage, même dans une moindre mesure.

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La réparation intégrale du dommage est un principe essentiel de notre droit de la responsabilité civile et administrative. Ce principe est reconnu par la loi en matière contractuelle (article 1147 du code civil), et la Cour de cassation l’a reconnu dès les années 50 en matière de responsabilité civi­le élictuelle : « Le propre de la responsabilité civile est de rétablir aussi exactement que possible l’équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l’acte dommageable n’avait pas eu lieu » (Civ. 2e, 28 octobre 1954, JCP 1955, II, 8767).

En postulant que soit réparé tout le dommage, mais rien que le dommage, le principe de réparation intégrale a vocation à intégrer le respect de deux intérêts qui peuvent paraître contradictoires : le droit de la victime à obtenir réparation de l’intégralité de son préjudice, mais aussi le droit de l’auteur du dommage, et de son assureur en l’occurrence dans le cadre de la loi « Badinter », à ne réparer que ce qui relève de ce fait dommageable.

L’essentiel

Bien que la Cour de cassation s'y refuse, il serait pertinent de prendre en considération, dans le calcul de l'indemnisation, le refus de la victime de limiter raisonnablement son dommage.

Ainsi, l’obligation pour la victime de minimiser l’étendue et l’importance de son propre dommage (que l’on peut résumer par le terme « mitigation » du latin, mitigare, plus communément connu en pays anglo-saxon sous le terme de duty to mitigate the damage), est admise dans la législation ou la jurisprudence de nombreux pays d’Europe, sous certaines réserves en cas de dommage corporel.

Le rejet de l’appréciation souveraine des juges du fond

Ce n’est pas le cas en France, la Cour de cassation ayant pour l’instant une position ferme sur ce point. Concernant cette obligation en matière de dommage corporel, dans le cadre d’un accident de la circulation, on peut citer un premier arrêt en date du 19 mars 1997 (Civ. 2e, 19 mars 1997, n° 93-10914), dans lequel la Cour de cassation a eu à se prononcer sur les conséquences économiques liées au refus, par la victime, de la pose d’une prothèse. Mais c’est au visa de l’article 16-3 du code civil (« Il ne peut être porté atteinte à l’intégrité du corps humain qu’en cas de nécessité médicale pour la personne ou à titre exceptionnel dans l’intérêt thérapeutique d’autrui ») que la deuxième chambre civile de la Cour de cassation jugeait « que nul ne peut être contraint, hors les cas prévus par la loi, de subir une intervention chirurgicale ».

Puis c’est en vertu du principe de réparation intégrale que la deuxiè­me chambre civile de la Cour de cassation a rendu, à partir de 2003, des décisions par lesquelles elle rejette toute idée d’obligation pour la victime de dommage corporel de minimiser son dommage sous le visa de l’article 1382 du code civil, avec le même attendu de principe : « Attendu que l’auteur d’un accident doit en réparer toutes les conséquences dommageables ; que la victime n’est pas tenue de limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable. »

« Le propre de la responsabilité civile est de rétablir aussi exactement que possible l’équilibre détruit par le dommage. »

Les deux arrêts rendus le 19 juin 2003 (Civ. 2e, 19 juin 2003, n° 00-22302 et 01-13289) concernaient des victimes d’accident de la route. Il s’agissait, dans la première espèce, d’une victime qui avait gardé des troubles psychi­ques à la suite de son accident. Invitée à pratiquer une rééducation orthophonique et psychologique par son neurologue, elle ne l’avait pas fait, et était revenue plusieurs années après devant les tribunaux pour obtenir une nouvelle indemnisation en raison de l’aggravation de son état de santé. Or, la cour d’appel de Bourges avait admis l’argument selon lequel le refus de se soigner par la victime était fautif et avait concouru, pour partie à la persistance de ses troubles psychiques.

L’autre affaire concernait une commerçante qui avait subi, du fait de ses blessures, une période d’incapacité très longue, pendant laquelle son fonds de commerce, une boulangerie, était resté inexploité. Elle demandait la réparation de son préjudice économique dû à la perte de son fonds de commerce. La cour d’appel d’Amiens retenait alors l’argument soutenu par la défense selon lequel la perte de valeur du fonds de commerce n’était pas la conséquence directe de l’accident, car la victime pouvait faire appel à un tiers pendant sa période d’incapacité pour exploiter la boulangerie.

La Cour de cassation aurait pu rejeter les pourvois formés contre ces décisions, en vertu du pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond. Mais dans ces deux espèces, la Cour de cassation cassait les arrêts d’appel, au visa de l’article 1382 du code civil avec le même attendu de princi­pe : « Attendu que l’auteur d’un accident doit en réparer toutes les conséquences dommageables ; que la victime n’est pas tenue de limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable. »

En 2009, c’est l’assureur du responsable d’un accident de la circulation qui formait un pourvoi contre la décision de la cour d’appel de Nîmes ayant admis que le licenciement économique d’un salarié, à la suite de son refus du poste proposé par l’employeur, était la conséquence directe de l’accident (Civ. 2e, 8 octobre 2009, n° 08-18492). La Cour de cassation rejetait le pourvoi en reprenant le même attendu de principe et en relevant que « l’arrêt retient que le licenciement de M. X. est la conséquence de l’accident qui l’a rendu inapte au poste qu’il occupait précédemment, lequel n’a pas été supprimé et a même été assorti d’augmentations de rémunérations alors que l’employeur était dans l’incapacité de faire une proposition sérieuse de nouveau poste à M. X. Qu’en l’état de ces constatations et énonciations, la cour d’appel a pu décider que l’indemnisation de la perte de gains consécutive au licenciement de M. X. correspondait à la différence entre le salaire perçu avant l’accident et les indemnités de chômage ; d’où il suit que le moyen n’est pas fondé ».

Enfin une autre décision était rendue le 25 octobre 2012 (Civ. 2e, 25 octobre 2012, n° 11-25511). La deuxième chambre civile cassait un arrêt de la cour d’appel de Paris, ayant limité l’indemnisation du besoin en tierce personne de la victime au motif que celle-ci était mal fondée à justifier le besoin d’une tierce personne la nuit car elle habitait une maison à étage, isolée en campagne, alors que des solutions plus simples, moins contraignantes et plus économiques existaient, notamment en aménageant une cham­bre en rez-de-chaussée, en agran­dissant la maison ou en déménageant.

C’est le 26 mars 2015 que la deuxième chambre civile rendait un nouvel arrêt qui sera publié au Bulletin, lui conférant une importance particulière, avec le même attendu de principe.

Nouveau coup d’arrêt de la Cour de cassation

Il s’agissait, cette fois-ci, d’un cuisinier déclaré inapte à sa profession par le médecin du travail. Un poste lui avait été proposé par son employeur dans un foyer logement mais cela impliquait un déménagement. Celui-ci refusait alors le poste et était licencié pour inaptitude. La cour d’appel de Poitiers avait fait droit à l’argument de l’assureur du responsable en retenant que le montant du préjudice dû au titre de la perte de gains professionnels futurs devait être diminué de moitié, car la victime restait médicalement apte à travailler et que le changement de résidence n’était pas impossible matériellement pour la victime.

La deuxième chambre civile de la Cour de cassation énonce :

« Attendu que l’auteur d’un accident doit en réparer toutes les conséquences dommageables ; que la victime n’est pas tenue de limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable ;

Attendu que… l’arrêt énonce que l’expert judiciaire retient que M. X., qui a toujours travaillé comme cuisinier, a été déclaré inapte 21 mai 2007 et licencié de son emploi pour inaptitude ; qu’il était à cette date dans l’incapacité de poursuivre l’activité de cuisinier mais aurait pu avoir une activité adaptée à ses capacités intellectuelles et physiques restantes tout en bénéficiant d’un reclassement pour trouver un emploi en fonction de ses séquelles ; que M. X. reste médicalement apte à travailler même s’il ne peut plus être cuisinier et qu’il est établi que le défaut d’activité professionnelle a pour cause, d’une part, l’état séquellaire consécutif à l’accident de la circulation routière du 23 octo­bre 2004, et, d’autre part, le refus du poste proposé par l’employeur dès lors qu’un changement de résidence n’était pas impossible matériellement pour la victime ; qu’il convient alors de retenir que les séquelles de l’accident interviennent pour 50 % seulement comme cause de l’impossibilité de retrouver un travail ; Qu’en statuant ainsi, en divisant par deux la somme allouée à la victime au titre de la perte de gains professionnels futurs en raison du refus d’un poste proposé par l’employeur, la cour d’appel a violé le texte susvisé. »

Faut-il donc voir dans cette décision un coup d’arrêt définitif aux arguments développés par les assureurs ou une certaine partie de la doctrine en faveur de la mitigation alors que certaines législations européennes ou la jurisprudence de ces pays l’admettent, même en cas de dommage corporel, dans des limites très précises ? On pourra ainsi se référer pour plus de détails à l’article récent publié dans la Gazette du Palais de Pierre-Yves Thiriez, président de l’Aredoc (« La mitigation ou l’obligation pour la victime de minimiser son dommage, une exception à la française », Gazette du Palais, 2014, n° 341 à 343).

Peut-on encore envisager que la Cour de cassation adopte une position plus modérée en rejetant les pourvois formés contre les décisions qui admettent de façon stricte certains arguments en faveur de la mitigation ? Il est intéressant en premier lieu de relever que les arguments développés devant les magistrats des cours d’appel sont soigneusement étudiés par ceux-ci et qu’ils n’admettent que très peu de cas. La Cour de cassation, dans son arrêt du 26 mars 2015 aurait-elle jugé dans le même sens si la cour d’appel n’avait pas été si sévère en diminuant par moitié le montant du poste de préjudice dû pour les pertes de gains professionnels futurs alors que le nouveau poste proposé par l’employeur imposait à la victime un changement de domicile ?

La décision

Civ. 2e, 26 mars 2015, n° 14-16.011

LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, a rendu l’arrêt suivant :

Attendu, selon l’arrêt attaqué et les productions, que M. X... a été victime le 23 octobre 2004 d’un accident de la circulation impliquant un véhicule assuré auprès de la société Maaf assurances (l’assureur) ; qu’il a assigné l’assureur, la caisse primaire d’assurance maladie de Pau, la mutuelle Ociane et l’association Sainte-Odile en indemnisation de ses préjudices ;

Sur le premier moyen :

Vu les articles 29 et 33 de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 ;

Attendu que seules doivent être imputées sur l’indemnité réparant l’atteinte à l’intégrité physique de la victime les prestations versées par des tiers payeurs qui ouvrent droit, au profit de ceux-ci, à un recours subrogatoire contre la personne tenue à réparation ;

Attendu que, pour évaluer le préjudice concernant la perte de gains professionnels actuels de M. X..., l’arrêt déduit de son montant celui des allocations d’ aide au retour à l’emploi perçues par la victime ;

Qu’en statuant ainsi, alors que de telles allocations non mentionnées par l’article 29 de la loi du 5 juillet 1985 ne donnent pas lieu à recours subrogatoire contre la personne tenue à réparation, la cour d’appel a violé les textes susvisés ;

Et sur le second moyen :

Vu l’article 1382 du code civil ;

Attendu que l’auteur d’un accident doit en réparer toutes les conséquences dommageables ; que la victime n’est pas tenue de limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable ;

Attendu que pour évaluer à la somme de 175 898,39 € la perte de gains professionnels futurs, l’arrêt énonce que l’expert judiciaire retient que M. X... qui a toujours travaillé comme cuisinier, a été déclaré inapte à cette profession par le médecin du travail le 21 mai 2007 et licencié de son emploi pour inaptitude ; qu’il était à cette date dans l’incapacité de poursuivre l’activité de cuisinier mais aurait pu avoir une activité adaptée à ses capacités intellectuelles et physiques restantes tout en bénéficiant d’un reclassement pour trouver un emploi en fonction de ses séquelles ; que M. X... reste médicalement apte à travailler même s’il ne peut plus être cuisinier et qu’il est établi que le défaut d’activité professionnelle a pour cause, d’une part, l’état séquellaire consécutif à l’accident de la circulation routière du 23 octobre 2004, et, d’autre part, le refus du poste proposé par l’employeur dès lors qu’un changement de résidence n’était pas impossible matériellement pour la victime ; qu’il convient alors de retenir que les séquelles de l’accident interviennent pour 50 % seulement comme cause de l’impossibilité de retrouver un travail et qu’en fonction du calcul opéré par le premier juge pour déterminer la perte de gains professionnels futurs, l’indemnisation sera de 351 796,78 €: 2 x 175 898,39 €, après déduction du recours de l’organisme social ;

Qu’en statuant ainsi, en divisant par deux la somme allouée à la victime au titre de la perte de gains professionnels futurs en raison du refus d’un poste proposé par l’employeur, la cour d’appel a violé le texte susvisé ;

PAR CES MOTIFS :

CASSE ET ANNULE

L’approche raisonnable en pays de Common law

L’exemple du Royaume-Uni pour­rait être suivi. The duty to mitigate the damage est une institution essentielle de la Common law. Elle s’applique aussi bien en responsabilité contractuelle qu’en responsabilité extracontractuelle, et se traduit par une obligation d’action ou une obligation d’abstention, et ce quel que soit le dommage subi.

La procédure anglaise permet le schéma suivant. Le principe de départ est, comme en droit français, que le demandeur doit être remis dans la situation dans laquelle il aurait été s’il n’avait pas été blessé. C’est au demandeur victime de prouver l’étendue de ses dommages, puis le défendeur essaiera de soulever la mitigation et de prouver que le demandeur n’a pas pris les mesures raisonnables afin de minimiser ses pertes. La victime devra alors expliquer son comportement et le juge décidera s’il a été raisonnable. Si le refus d’une intervention chirurgicale lourde qui aurait pu être pratiquée pour améliorer l’état de la victime est rarement retenu comme déraisonnable, les magistrats évalueront le refus « raisonnable » d’un reclassement professionnel. C’est donc une appréciation in concreto, au cas par cas et non un principe rigide, le juge restant libre d’étudier, comme dans l’arrêt de la cour d’appel de Nîmes s’il y a ou non obstination déraisonnable à refuser un poste proposé.

« L’obligation pour la victime de minimiser l’étendue de son propre dommage est admise dans la législation ou la jurisprudence de nombreux pays d’Europe. »

On pourrait donc déjà envisager l’application pratique de ce système. À cet égard, le projet de réforme du droit des obligations dit « Catala », du nom de son principal auteur, propose dans la partie du code civil consacrée aux effets de la responsabilité un principe général commun aux deux types de dommages (matériel et corporel) : « Lorsque la victime avait la possibilité, par des moyens sûrs, raisonnables et proportionnés, de réduire l’étendue de son préjudice ou d’en éviter l’aggravation, il sera tenu compte de son abstention par une réduction de son indemnisation, sauf lorsque les mesures seraient de nature à porter atteinte à son intégrité physique. »

Le professeur Georges Durry propose également une réforme légis­lative avec le texte suivant : « Lorsque la victime pouvait, par des mesures raisonnables, réduire l’étendue ou éviter l’aggravation de son préjudice, son abstention entraînera une réduction de l’indemnisation, sauf si la mesure était de nature à porter atteinte à son intégrité physique » (G. Durry, « Est-on obligé de minimiser son propre dommage ? », Risques 2004, p. 111).

C’est aussi une autre voie vers laquelle nous pourrions nous tourner, en ne retenant que les cas où il n’y a pas d’obligation à suivre des soins. Le juge aurait alors toute liberté d’admettre, ou de refuser, la demande de mitigation formulée par le responsable et son assureur. Cela permettrait une appréciation au cas par cas, dans le respect de chaque victime car on le voit dans les quelques décisions rendues, les juges du fond sont très stricts sur cette appréciation.

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